La déferlante qui s’abat sur le ministre des Solidarités, Damien Abad, ne surprend pas les juristes. Depuis quelques mois, la Cour de cassation est clairement devenue l’arbitre de la grande question posée à notre vieille société française, celle des abus sexuels et de leur dénonciation publique. Elisabeth Borne et ses conseillers ont-ils mesuré que le respect de la présomption d’innocence, principe selon lequel on ne doit pas présenter publiquement une personne comme coupable avant que la justice l’ait définitivement condamnée pénalement, ne s’applique pas en réalité à M. Abad ? Le feuilleton lamentable de la semaine semble nous indiquer que non.

Le paradoxe dans le principe de la présomption d’innocence

Puisque la plainte était classée, que la dénonciation était ancienne, il était protégé, pensait-on. Au contraire, et c’est une bizarrerie, une chausse-trappe, diront les chicaneurs : la loi sur la présomption d’innocence portée par Mme Guigou à l’orée des années 2000, ce bouclier procédural face à la vindicte publique, face au « tribunal médiatique », ne protège pas tous les mis en cause. Et surtout pas, c’est le paradoxe, les personnes qui ont bénéficié d’un classement sans suite.

La première chambre civile de la plus haute juridiction l’a écrit le 16 février 2022 dans un arrêt qui concernait aussi indirectement Mediapart : « le respect de la présomption d’innocence ne s’applique qu’aux procédures en cours, ce qui exclut les plaintes classées sans suite. » Autrement dit, pour pouvoir bénéficier de la présomption d’innocence, il faudrait qu’une enquête policière redémarre sous l’autorité du procureur (ce n’est pas d’actualité) ou qu’un juge d’instruction soit saisi du dossier Abad. Mais alors, il serait sans doute trop tard pour le ministre et, surtout, pour un gouvernement qui ne sait toujours pas comment prendre en compte ce nouveau mouvement sociétal communément appelé « MeToo ».

C’est encore cette même Cour de cassation qui vient d’autoriser, par deux décisions historiques du 11 mai 2022, les plaignantes à porter des accusations nominatives sur la place publique, par la voie des médias mais surtout des réseaux sociaux​, dans la mesure où ce qu’elles dénoncent participe du débat d’intérêt général et qu’elles apparaissent de bonne foi (notion plus complexe qu’il n’y paraît). Le fait de stigmatiser un homme sous un hashtag agressif constitue, selon nos plus hauts magistrats, une invitation au débat autour de la question des abus à connotation sexuelle. Les risques du lynchage médiatique sont délibérément écartés et la condamnation sans procès n’apparaît plus comme une hérésie si l’on suit ces deux décisions judiciaires.

“Le législateur peut parfaire la loi sur la présomption d’innocence afin qu’elle s’applique à toute personne mise en cause”

Bien sûr, le législateur pourra réparer le vide juridique et parfaire la loi sur la présomption d’innocence afin qu’elle s’applique à toute personne mise en cause, pas seulement celles qui sont encore sous le coup d’une procédure. Ainsi ce principe d’atteinte à la présomption d’innocence, qui fait son chemin dans l’esprit du public, sera mieux compris et contribuera à l’équilibre du débat judiciaire, médiatique et démocratique. Un groupe de travail présidé par Mme Guigou a remis son rapport au gouvernement en octobre 2021 dans le cadre des états généraux de la justice. Nul doute que le garde des Sceaux va se pencher sur les conclusions des experts.

“Quand serons-nous assez mûrs pour juger à leur juste mesure ces affaires sensibles ?” 

Une question subsistera tout de même : quand serons-nous assez mûrs pour juger à leur juste mesure, dans le respect des droits de chacun des protagonistes, ces affaires sensibles ? Sur le plan médiatique bien sûr mais surtout sur le plan judiciaire ? Il est hélas incontestable que les plaintes ne sont toujours pas accueillies dans des conditions parfaitement dignes par les services de police et de gendarmerie. Si des progrès sont mesurables, force est de constater que, trop souvent encore, des femmes sont négligées ou traitées de menteuses alors même que leur crédibilité n’est pas encore débattue. Cette maltraitance procédurale est bien douloureuse.

N’est-il pas temps d’évoluer vers une société plus équilibrée où les auteurs présumés bénéficient du respect de leur présomption d’innocence sur la place publique et où les plaignantes/victimes bénéficieraient aussi d’un respect strict de leurs déclarations tout au long de leur parcours ? Pour l’instant, la prise en charge des plaintes n’est pas rationnelle ou systématisée et le temps du traitement judiciaire est difficilement tolérable. Ces frustrations alimentent ad nauseam un débat public de plus en plus violent, loin, trop loin de l’enceinte judiciaire.

Tribune – Sophie OBADIA

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